
Quel bilan pour les Gilets jaunes ?
1- Ce que l’on avait : l’espoir du changement
Le 17 novembre, ce fut l’expression d’un « ça suffit ! ». Sans organisation, sans réflexion préalable : ça a tout simplement débordé de nous. Après des années à endurer la souffrance au travail, la précarité, la réduction de notre pouvoir d’achat, la multiplication des taxes et des factures face à des scandales politiques toujours plus nombreux… Il n’était plus possible de se taire. Alors, on a pris ce qui était à notre portée. Des ronds-points, tout le monde en a. Tout le monde y passe. Ce moment nous a permis de redécouvrir l’autre. Cet autre qui lui aussi souffrait, endurait, serrait les dents face aux difficultés de la vie. On s’est soutenu, on s’est embrassé, on s’est échangé les saucisses, les verres de vins, les veilles de nuit. On a refondé du collectif et même au delà : on a redonné du sens à une vie qui en manquait cruellement.
Des ronds-points, on est passé aux villes, et à Paris. Parce que c’est là-bas que se trouve le pouvoir, celui qui refuse délibérément de nous prendre en compte. On nous a reproché notre violence, celle des « casseurs ». Tous les médias y sont allés de leur couplet ; tous les politiciens s’y sont vautrés. Pourtant, personne n’a parlé de cette immense violence que l’on subit en silence depuis des années et qui tue nos proches. Cette insoutenable violence sociale qui écrase les misérables et qui remplit les poches des riches. D’en bas, nous avons interpellé ceux d’en haut. Macron a bien tenté un enfumage de plus, le 10 décembre, nous promettant 10 milliards. C’était comme jeter la pièce aux mendiants.
Seulement, plus nous nous sommes réunis, organisés collectivement, et plus nous avons pris conscience de notre force. Et de notre légitimité à la manifester. Les Actes se sont enchaînés, avec, à chaque fois, le même désir : être entendus, pris en compte, et respectés dans notre dignité.
2- Ce que l’on a perdu : l’engouement des débuts
En réponse, nous avons reçu des tirs de flashball, des grenades de désencerclement et de la lacrymo. Devant les centaines de blessés, de mutilés, et les morts, certains ont pris peur et ont quitté les cortèges. D’autres ne nous ont pas rejoints, malgré un soutien réel envers nos revendications.
On a continué. Avec acharnement. Acte 5, Acte 6… Acte 15, Acte 25. Le pouvoir n’a rien lâché. Il a cogné, encore et toujours, sur les têtes dures qui s’obstinaient à rejeter la politique économique à l’œuvre. Il a joué son rôle : nous diviser, nous user, nous décourager. Et cela a fonctionné. Plus les Actes se multipliaient, moins nous étions nombreux. Les divisions dans nos rangs se reproduisirent à mesure que les notoriétés s’affirmèrent. Le gâteau bourgeois attira à lui tous les opportunistes, carriéristes et ambitieux.
A force, de plusieurs centaines de milliers, ne sont restés plus que quelques dizaines de milliers. Epuisés, déçus, lassés, effrayés, meurtris, les Gilets jaunes ont déserté les rangs. Le moment le plus représentatif de cela fut le 1er mai. Ce jour-ci, nous avons réalisé notre plus gros score de mobilisation depuis bien des mois. Comment ? Grâce aux syndicats et partis politiques. Ceux-là même que nous avions rejetés à nos débuts. Triste ironie… au goût de retour à la case départ.
3- Pourquoi ? L’absence de contre-projet
Si le mouvement a connu un essoufflement aussi retentissant, c’est parce que nous n’avons pas su créer une contre-société, un contre-modèle à l’hégémonie capitaliste. Parce que nous avons voulu conserver la flamme de nos débuts ; celle qui brilla si fort du feu de notre spontanéité, de notre absence d’étiquette, de notre refus du partisanisme. Nous nous sommes enfermés dans l’horizontalité. Horizontaux nous étions, horizontaux nous restâmes, mais face à un pouvoir vertical qui sut, lui, user de tous les leviers hiérarchiques pour nous contraindre à retourner, les chaînes aux pieds, à la niche.
Pourtant, nous n’avons jamais cessé d’avoir raison. Toutes nos revendications sont justes. Seulement, aucune lutte ne peut être menée sans définir au préalable un objectif. Nous voulions une société différente, mais nous avons refusé d’en construire les plans. On ne bâtit rien sans organisation. On ne bâtit rien sans structuration. C’est notre orgueil et notre enfermement dans un individualisme coupable qui nous a empêché de saisir que si voulions renverser cette société, il fallait accepter de s’unir, de hiérarchiser les décisions et d’établir des objectifs qu’ensuite, chacun individuellement, serait chargé de mener pour le bien de tous. Il ne s’agissait pas de sacrifier notre liberté et de déléguer notre souveraineté à des « chefs ». Sans quoi il s’agirait du même modèle de gouvernement que celui que l’on conteste. Il s’agissait que les plus légitimes se réunissent pour, au contact perpétuel des Gilets jaunes, faire remonter les revendications du terrain et ensuite construire les moyens les plus adéquats pour les satisfaire. Pour mener cette bataille, il fallait penser la guerre. Et cela nécessitait de définir un plan de bataille.
4- Ce qu’il faut faire dorénavant ? Construire l’avenir
Dorénavant, nous sommes à la croisée des chemins. Nous ne pouvons plus nous appuyez sur une base populaire mobilisée. En revanche, si le 17 novembre pas moins de 300 000 Gilets jaunes ont parcouru les rues de France (et on peut légitimement penser que le gouvernement a largement diminué le nombre réel), il y a fort à parier qu’aujourd’hui il ne tient qu’à nous de les faire revenir dans la rue. Et avec, les 60 % de sympathisants. Seulement, cela ne peut et ne doit pas se faire dans les mêmes conditions. Il est impératif que sur la base du mouvement social des Gilets jaunes, les revendications exprimées par le peuple donnent lieu à la naissance d’une organisation en charge d’établir un programme politique repensant l’intégralité de notre modèle politique et économique de société. Ce programme doit porter la volonté radicale d’une sortie du capitalisme et de la démocratie représentative d’une seule classe sociale : la classe dominante. Une perspective nouvelle doit être construite qui fasse une large place à l’autonomie et à la responsabilisation du peuple. Celui-ci doit être l’acteur central et principal de la société à venir et à construire.
Le temps joue en notre faveur. Chaque jour glisse dans les bains glacés du capitalisme une part plus large de la classe moyenne qui vient rejoindre les classes populaires noyées depuis si longtemps. Chaque jour, des yeux se désilent devant l’injustice insoutenable d’un système construit par les riches et à leur bénéfice unique, sur le dos de tout un peuple.
Cette colère légitime, qui naît de la violence sociale endurée, doit être canalisée et orientée vers un projet politique futur. Nous l’appelons de nos vœux. Inspirons-nous de nos frères de Podemos qui surent, après le 15-M, proposer un projet de contre-société (même si nous déplorons aujourd’hui que les intérêts bassement politiques aient repris le dessus). Inspirons-nous de ce que bâtissent, chaque jour, les Zapatistes du Chiapas qui face à l’Etat Mexicain répressif, construisent une société respectueuse de l’humanité et de l’environnement. Il y a tant à faire que perdre espoir serait une folie. La raison nous oblige à entendre que le futur sera différent. A nous, dès maintenant, de nous mettre à la tâche.
« Manda el pueblo y el gobierno obedece »
« Le peuple dirige et le gouvernement obéit », principe Zapatiste.
N.