Les Gilets-jaunes, ou l’extension du domaine de la lutte
Vox populi
Avec 9 semaines de mobilisation à son actif, le mouvement des Gilets-jaunes semble avoir atteint sa vitesse de croisière. L’oligarchie en place pensait l’acheter en lui faisant l’aumône de quelques milliards autorisés par Bruxelles, tout en pariant sur son pourrissement : elle s’est trompée, et a démontré, par cette énorme erreur de jugement, l’ampleur de son aveuglement et de son dogmatisme.
Le mouvement des Gilets-jaunes est sûr de sa force désormais. Il n’a pas de chef, pas de représentant, il n’a pas vocation à devenir un parti car il est, bien plus que cela, le cœur du peuple qui bat à nouveau !
Français ordinaires, de toutes origines et de toutes conditions, les Gilets-jaunes ne se connaissent pas, mais ils s’assemblent et se rencontrent, et de leur rencontre naît une force qui les propulse et les transforme. Quiconque veut la ressentir n’a qu’à rejoindre un rond-point et y passer un peu de temps. Cette force, c’est celle du lien civique, à nulle autre pareille. Elle donne à tous une confiance immense, elle nourrit leur résolution à poursuivre ce qu’ils ont commencé, qui se résume à ceci : mettre fin à l’interminable nuit du politique commencée il y a près de quarante ans, par la reconquête d’une souveraineté dont les Français ont été insidieusement spolié.
« Légitimité », « pouvoir », « souveraineté », « intérêt général », « justice sociale », « progrès»… « peuple » ! Tous ces mots ensevelis, toutes ces idées dénaturées par la mystification et le mensonge de l’idéologie dominante ressuscitent soudain pour fleurir le langage, animer les discours et les débats. Réactivation rhétorique, réappropriation symbolique et pratique de ces grands mots, dans la plénitude de leur sens : telle est la première victoire des Gilets-jaunes. Les ronds-points de notre pays sont devenus des fontaines publiques où ruisselle à flot continu un élixir politique. Tous les assoiffés de France s’y retrouvent pour faire reculer le désert de la novlangue macronienne. Fini la gorge sèche ! Par un singulier renversement de la situation qui prévalait il y a peu, ce sont eux qui font aujourd’hui « de la pédagogie » à l’intention de leurs dirigeants, qui doivent tout réapprendre dans l’urgence.
Tous les Français ne sont pas dans la rue, c’est évident, mais cela n’a pas la moindre importance. L’arithmétique, il faut le souligner, n’est d’aucun secours ici pour apprécier la force et la profondeur du mouvement. Les statistiques du Ministère de l’Intérieur, qu’elles soient sincères ou non, sont nulles et non avenues, tout comme les sondages qu’évoquent chaque jour les journaux. La vérité est la suivante : tous les habitants de ce pays ont compris en leur for intérieur que le mouvement des Gilets-jaunes, qu’on le soutienne ou qu’on s’y oppose, exprime aujourd’hui quelque chose d’essentiel à propos de la France, qui touche à sa grandeur et à sa liberté. Le peuple soudain s’est réveillé, et ce géant longtemps endormi exulte à l’idée de sa puissance retrouvée et fulmine contre ceux qui, le croyant mort, dansaient sur son corps inerte.
Le peuple se soulève, donc, et exige que, devant lui, ses dirigeants s’inclinent. Or ceux-ci ont pris l’habitude il y a longtemps de lui tourner le dos, de l’ignorer délibérément pour se courber servilement devant le dieu « Marché » et la déesse « Europe » qui les ont réduits à l’impotence. Pourront-ils opérer cette conversion soudaine à 180 degrés ? Rien n’est moins sûr. Il leur faudrait pour cela comprendre la grandeur retrouvée de leur pays, alors qu’ils se sont employés depuis trente ans à projeter sur lui leur médiocrité, pour mieux pouvoir l’abaisser. Le peuple souverain, du seul fait de son apparitition soudaine dans l’espace public, balaye le système mis en place pour le contenir depuis trente ans. Tout un appareil de pouvoir antipopulaire et antisocial est tout à coup délégitimé, voué à la disparition. Tous les partis sont déstabilisés, pris en flagrant délit de trahison pour les plus compromis, vaguement inquiets à l’idée d’être les victimes collatérales de la révolte populaire pour les autres.
Le vieillard de l’Elysée :
Les tenants du système, au sein des médias, de la technostructure et du CAC 40 pensaient avoir trouvé en Macron le représentant idéal, celui qui allait parachever leur triomphe en forçant enfin les tréfonds de cette France réfractaire à accepter leur domination. Ils ont compris trop tard que leur jeune premier était ingérable, que son arrogance débridée, son mépris suintant pour les gens ordinaires et son dogmatisme borné en faisaient un individu dangereux. Dès le mois de mai 2017, le nouveau président, pourtant mal élu, a assumé crânement, au grand jour, l’injustice et la violence sociale de l’idéologie dominante. Ses prédécesseurs, rusés et expérimentés, avaient fait semblant de s’intéresser aux gens. Pourquoi aurait-il dû, à son tour, prendre cette précaution tactique ? N’étaient-ils pas temps au contraire d’aiguillonner les gueux avec quelques saillies méprisantes, bien senties, afin de leur faire comprendre qu’ils devaient maintenant se soumettre pour leur bien au meilleur des mondes libéral que l’on achevait de mettre en place ?
L’Histoire retiendra donc que le détonateur qui fait aujourd’hui sauter l’édifice a été installé par ceux qui en avaient patiemment construit les fondations depuis plus de trente ans.
La présidence de Macron explose en plein vol. Le jeune premier a vieilli de trente ans en neuf semaines. C’était inévitable, son projet d’arrière-garde le destinait à cette sénescence accélérée. La mystification médiatique, en effet, a ses limites : on ne peut pas passer éternellement pour un esprit visionnaire quand on veut faire du Tony Blair vingt ans après, ou quand on se croit en 1992, prêt à dérouler en fanfare le fabuleux programme maastrichtien concocté pour la France par ses glorieuses élites. C’est toute la tragédie du macronisme, si ce néologisme a quelque consistance : avoir voulu faire du neuf avec du vieux, en pensant que personne n’allait s’en rendre en compte.
Prise de panique, l’oligarchie en place se demande déjà comment sauver ce qui peut l’être. Qui pour flanquer Macron et limiter son potentiel de nuisance ? Qui, peut-être, pour le remplacer ? Rien n’a été prévu, puisque les choses ne devaient pas se passer comme cela. Le petit prodige devait au contraire mettre les puissants à l’abri de toute turbulence politique pour cinq ans et même pour dix. En cherchant fébrilement, dans l’urgence, que trouve-t-elle ? Rien, ou presque : Quelques vieux fourneaux ratatinés qu’on pourrait tenter de vendre au pays comme des sages à l’écoute du peuple, deux ou trois quinquagénaires sans relief qu’un bon plan de communication pourrait rendre sympathiques et humains…C’est la fin.
La jeunesse, l’élan et l’avenir sont du côté de ces retraités fluorescents et de leurs camarades qui défilent chaque semaine dans toutes les villes, invitant le pays à comprendre que par eux tout redevient possible, quand plus rien ne l’était. Le mouvement est si intense politiquement qu’il produit désormais de la sacralité, phénomène inconcevable dans le cadre du désenchantement généralisé du libéralisme contemporain. Ceux qui y participent sentent qu’ils sont emportés, soulevés par quelque chose qui les dépasse et que rien n’arrêtera.
Vie et mort de « l’extrême-centre » européiste :
C’est donc un système de domination idéologique qui s’écroule sous nos yeux. « Bloc bourgeois », « bloc élitaire », « oligarchie financière »… Ces formules répandues permettent de désigner le groupe minoritaire et puissant qui le défend. L’expression « extrême-centre » en est une autre. Elle exprime l’idée d’un môle installé au centre de l’échiquier politique, investi par tout ceux qui profitent et adhèrent au système en place, et voué de ce fait à l’immobilisme, le seul changement concevable à leurs yeux étant celui qui renforce leur assise.
Depuis 2017, ce môle s’est institutionnalisé sous la forme de la République en Marche, qui a rendu possible le triomphe éphémère de l’oligarchie immobile. Le mouvement des Gilets-jaunes est né du constat insupportable de cette domination injuste. Son rejet indigné survient exactement au moment où, pour se maintenir en dépit de ses échecs, le bloc élitaire doit infliger une régression sociale d’ampleur au plus grand nombre. L’ambition de la Macronie était dès son commencement de type extrémiste par sa dimension ouvertement inégalitaire ; ce trait s’accuse aujourd’hui sous nos yeux à la faveur de la révolte du peuple, qui la dévoile et la dénonce. Les derniers hérauts de l’européisme ont formé le carré autour de leur champion en 2017 pour mieux s’opposer à la colère montante ; en 2019, ils espèrent accoucher au forceps et dans l’urgence d’une « Europe souveraine » pour neutraliser le peuple définitivement, en plaçant le pouvoir hors de sa portée. L’Europe de Bruxelles doit être leur bouée de sauvetage.
Cela n’est guère surprenant : ils ne sont en effet rien d’autre, fondamentalement, que les représentants nationaux d’une Union Européenne devenue, au fil du temps, ce pour quoi elle était programmée : un projet élitaire de domestication du peuple. Au plan institutionnel, ce projet a accouché d’une monstruosité historique, difficile à qualifier, une sorte d’empire technocratique d’essence libérale. Un empire, car l’UE agrège sur un mode néo-colonial des territoires et des peuples dont elle pompe la souveraineté ; une technocratie, parce que ceux qui la dirigent ne peuvent garder le pouvoir qu’à la condition de dépolitiser les peuples à leur insu, en gouvernant selon des normes ; une essence libérale, enfin, car vouée à la subversion de l’Etat et de l’intérêt général par le marché au profit une hyperclasse mondialisée. Trente ans d’efforts acharnés ont donc abouti à la création de ce monstre. Son pouvoir de destruction est effrayant. Mais il convient ici d’établir une distinction essentielle : l’UE et ses relais oligarchiques nationaux peuvent sans scrupules infliger une violence de masse à des millions de personnes dans l’ordre économique, en les faisant sombrer dans la pauvreté. Les Grecs à eux seuls en constituent depuis 2011 un exemple tragique et épouvantable. Du fait de son essence libérale, le système est en revanche beaucoup moins apte à la violence politique, surtout lorsque celle-ci doit prendre la forme de la brutalité policière, comme c’est le cas en France actuellement.
Bien sûr, dans un premier temps, on la justifie en assimilant les Gilets-jaunes à des « casseurs » ou à des « séditieux ». Mais le pouvoir en place ne peut pas l’assumer durablement car, par cette violence, il s’autodétruit. En usant de la violence politique, l’extrême-centre cesse en effet d’être un système pour devenir un ordre, et cette mue terminale scelle sa fin à brève échéance. Avec l’étonnante complicité répressive de l’appareil judiciaire, la Macronie peut certes faire quelques pas dans la direction de ce qui serait un Etat de droit policier. C’est ce que l’on observe actuellement. Mais c’est une formule instable, qui ne peut pas s’inscrire dans la durée. Elle est vouée à s’écrouler sous le poids de son auto-contradiction constitutive. A ce titre, l’invisibilité médiatique, jusqu’à ces derniers jours, de la violence des forces de l’ordre est tout à fait significative. Alors que ces images abondaient sur les réseaux sociaux, les médias officiels, eux, ont refusé pendant près de deux mois de montrer ces visages ensanglantés, ces mâchoires défoncées, ces yeux crevés. Une telle attitude tenait autant du refus que de l’incapacité. Elle découlait en partie d’une volonté de déformer la réalité pour contenir l’ampleur de la colère populaire, mais il s’agissait aussi d’une inaptitude foncière à reconnaître, de la part des journalistes, que le système qu’ils défendent nolens volens se révèle en fin de parcours capable d’une telle violence. Certains semblent en ce moment renoncer à leur cécité volontaire. Si des gilets-jaunes blessés, ces « gueules cassées » d’un genre nouveau, font la « une » de la presse-système, cela signifie que le pilier médiatique de l’ordre établi s’écroule, signe annonciateur de son effondrement général.
Dans l’immédiat, il faut supporter stoïquement le délire communicationnel du gouvernement, dont la parole ne porte plus puisque, fait capital, la légitimité a basculé : le pouvoir n’est plus à l’Elysée, il est dans la rue. Macron n’est plus qu’un simulacre, suspendu dans le vide, et ses tentatives pathétiques pour reprendre le contrôle de la situation sont d’avance vouées à l’échec. Tout le monde s’indigne de la bêtise crasse d’un grand nombre de députés et de ministres, et rares sont ceux que n’exaspèrent pas les sermons d’apprenti-curé que le président croit encore utile de nous infliger. Les dénonciations scabreuses des Gilets-jaunes sont par ailleurs dénuées d’effet. Le pays sait que les véritables séditieux ne sont pas sur les péages autoroutiers, mais à l’Elysée et à la tête des ministères. Comme leurs prédécesseurs, mais plus ouvertement encore, Macron et ses ministres se sont retranchés du peuple et ont asservi la chose publique aux intérêts minoritaires qui les ont porté au pouvoir. C’est contre ce détournement que le peuple s’insurge. Pris de panique, dans une ultime manifestation d’indécence, la clique macronienne se drape aujourd’hui dans la République, osant invoquer la protection de Marianne après lui avoir percé les flancs. Triste spectacle.
Semaine après semaine, les Gilets-jaunes assènent des coups de boutoirs à ce système hideux et le désagrègent. Semaine après semaine, ils obligent ses derniers défenseurs à s’interroger à son sujet.
C’est ainsi que l’URSS a disparu : lorsque ceux qui la dirigeaient ont cessé d’adhérer à ses croyances fondatrices, lorsqu’ils ont réalisé qu’elles n’avaient plus aucun rapport avec la réalité et avec les aspirations populaires, ils ont fini par comprendre que la violence était vaine et injuste. Ce régime autoritaire s’est alors écroulé. Il en ira de même pour son équivalent libéral, dont nous subissons le joug insidieux.
Souveraineté et justice sociale :
Avec les Gilets-jaunes, la France est donc rentrée dans un temps de rupture.
A ce stade, la formidable demande de renouveau politique qu’exprime les Gilets-jaunes résonne dans le vide, ce vide qu’ils dénoncent précisément. Comment ceux qui ont fait de notre pays un désert politique pourrait-il leur répondre de manière crédible ? Depuis 1992, le pouvoir de décider sur tous les sujets importants a été placé hors de portée du peuple, dans le cœur institutionnel de l’UE. Les grands principes qui structurent le cadre économique dans lequel nous évoluons sont figés dans des traités intouchables, contre lesquels « il ne peut y avoir de choix démocratiques » selon l’ineffable Juncker. Voilà maintenant que les Gilets-jaunes exigent, à travers toutes leurs revendications, une authentique politique de progrès social. Comment satifaire à cette exigence dès lors que le chef de l’Etat et son Premier Ministre ne contrôlent plus rien : politique monétaire, politique budgétaire, règles commerciales, régulation financière, politique industrielle… Tout ce qui constitue, partout ailleurs dans le monde, les leviers élémentaires, essentiels et efficaces de l’intervention de l’Etat dans l’économie, tout cela donc, la France n’en dispose plus. Qu’a-t-elle obtenu, pour prix de son renoncement ?
Le combat des Gilets-jaunes est un combat pour la souveraineté. Il n’y aura pas de victoire pour eux tant que la France n’aura pas recouvré son entière souveraineté en matière économique. Dans la cadre actuel, rien n’est possible, sinon l’affaissement inexorable des conditions de vie du plus grand nombre sur fond de querelle fiscale entre citoyens. L’idée d’une « Europe sociale », tout le monde ou presque l’a compris, est une supercherie, un attrappe-nigaud que l’on ressort à chaque élection depuis trente ans. On y croit en général d’autant plus fortement qu’on ne manque de rien. Etrange paradoxe, qui ne mérite même pas d’être levé.
La souveraineté est cependant un grand mot qui effraie certaines âmes chastes. Elle n’est rien d’autre, pourtant, que le pouvoir d’un peuple libre. Nos dirigeants ne peuvent plus comprendre la charge affective et symbolique que cette formule charrie dans nos cœurs depuis plus de deux siècles. C’est à nous de faire ce qui doit être fait.
Si nous sommes encore un peuple – et il semble bien que ce soit le cas – il est légitime que nous aspirions à la liberté.
Notre souveraineté est à Bruxelles, allons la chercher !
Eric Juillot