
Laïcité, Islam, gauche et lutte des classes
La peur qui est un affect, quand il trouve une traduction politique, est toujours un affect conservateur. François Bégaudeau
Les gesticulations de la France Insoumise ne cessent de révéler à quel point l’opposition réellement progressiste à Macron et au libéralisme qu’il représente, est en lambeaux. Dernière affaire en date, lors des Amfis (universités d’été) de 2019 à Toulouse, les propos d’Henri Pena-Ruiz sur la laïcité ont mis le feu aux poudres dans une FI déjà largement inflammable depuis sa déroute aux élections européennes, le 26 mai dernier. Cette histoire a priori plutôt anecdotique ne l’est pas. Elle met à nu les clivages idéologiques et les écarts de vision du monde présents au sein de la France Insoumise, et plus largement au sein de la gauche française. Elle met également en exergue à quel point nos compatriotes musulmans sont aujourd’hui méprisés et lamentablement instrumentalisés. Enfin, elle révèle à quel point la crise s’enracine dans ce pays et comment, certaines « élites » tentent d’y répondre ou de la masquer, par des moyens douteux et répugnants. L’objet de cet article sera donc d’essayer de dégager ces structures et ces fonctions nouvelles qui se déploient en France avec une intensité de plus en plus évidente. Nous commencerons par évacuer les contorsions ridicules de M. Pena-Ruiz sur sa définition de l’islamophobie, avant de montrer comment cette « affaire » est centrale dans l’espace politique français.
Pena-Ruiz fait peine à voir…
Le propos de base d’Henri Pena-Ruiz, qui est considéré comme « spécialiste de la laïcité » – ce qui pose au passage le problème de la spécialisation dans le monde intellectuel, la vie humaine n’étant pas une chaine de montage d’automobile – , est de dire : l’islam étant une religion, non une personne, on a, donc, le droit d’être islamophobe. Pour que l’on ne nous accuse pas de malhonnêteté, retranscrivons les propos complets :
«Le racisme, qu’est-ce que c’est ? Mise au point : c’est la mise en question des personnes pour ce qu’elles sont. Mais ce n’est pas la mise en question de la religion. On a le droit, disait le regretté Charb, disait mon ami Stéphane Charbonnier, assassiné par les frères Kouachi en janvier 2015. On a le droit d’être athéophobe comme on a le droit d’être islamophobe. En revanche, on n’a pas le droit de rejeter des hommes ou des femmes parce qu’ils sont musulmans. Le racisme, et ne dévions jamais de cette définition sinon nous affaiblirons la lutte antiraciste, le racisme c’est la mise en cause d’un peuple ou d’un homme ou d’une femme comme tel. Le racisme antimusulman est un délit. La critique de l’islam, la critique du catholicisme, la critique de l’humanisme athée n’en est pas un. On a le droit d’être athéophobe, comme on a le droit d’être islamophobe, comme on a le droit d’être cathophobe. En revanche, on n’a pas le droit d’être homophobe, pourquoi ? Parce que le rejet des homosexuels vise les personnes. On rejette des gens pour ce qu’ils sont, et là on n’a pas le droit de le faire. Le rejet ne peut porter que sur ce qu’on fait et non pas sur ce qu’on est.»
Il y a tellement d’imbécilités philosophique dans ces propos qu’il va nous falloir prendre un peu de temps. En premier lieu, les ratiocinations sémantiques de Pena-Ruiz n’ont aucun sens. Le fait d’accoler le suffixe « phobe » à un concept ne désigne en aucun cas sa « critique ». Le suffixe « phobe » selon les définitions établies, et Pena-Ruiz le sait, désigne une peur, une répulsion ou une aversion. Ainsi cette racine tend à designer des processus affectifs, instinctifs ou sentimentaux. En aucun cas une « phobie » ne peut être assimilée au champ intellectuel, à la critique rationnelle et scientifique d’un fait social, ou d’une idéologie. Pour preuve, il suffit de montrer qu’aucuns intellectuels sérieux et critiques du, libéralisme, qui est une idéologie, n’oseraient se qualifier de « liberalophobe », aucuns critiques du socialisme ne définissent leur vision du monde par le fait d’être « socialismophobe ». Bref, ce n’est pas très solide.
De plus, le fait d’y ajouter des mots construits sur la même structure : cathophobe, athéophobe, est non seulement ridicule mais nous allons le voir le meilleur argument contre ce qu’il dit précédemment.
Qu’est ce que l’islamophobie ?
Que signifie alors le terme d’islamophobie ? Si contrairement à M. Pena-Ruiz nous faisons de la sémantique honnêtement, il signifie la détestation, la haine, et l’aversion envers « l’islam ». En aucun cas sa contestation. Nous pouvons désormais mieux comprendre les phénomènes qui sont devant nous, et que les tenants de la laïcité à la Pena-Ruiz souhaitent masquer. Un arachnophobe par répulsion envers les araignées, tend au mieux à les mettre à distance au pire à les éradiquer. Pour être clair, il en est de même pour les islamophobes. C’est une haine et un rejet total de l’islam. Ce sentiment fut d’abord intellectualisé par des éditorialistes (Zemmour, Rioufol, Elisabeth Levy) et utilisé à des fins électoralistes à l’extrême-droite et à droite : c’est donc bien une idéologie politique. Les arguments de cette idéologie dangereuse nous les connaissons : l’incapacité des musulmans à s’intégrer, l’islam qui ne serait pas capable de différencier temporel et spirituel, qui serait donc incompatible avec la République… En somme, des discours communs à la droite et à l’extrême-droite, et de plus en plus fréquents à gauche, en témoigne M.Pena-Ruiz, ou encore Laurent Bouvet. Néanmoins, si l’on suit Henri Pena-Ruiz dans ses élucubrations, ce dernier nous explique que ce rejet viscéral, masqué en critique, est possible car le rejet porte sur ce qui est « fait ». Cette opposition entre ce qui est « fait » et ce qui « est » relève d’une dualité abstraite complètement inefficiente dans la réalité humaine. Ainsi, l’on apprend que M. Pena Ruiz serait capable de voir une personne qui est homosexuel dans la rue, sans que cette personne n’en témoigne par un acte. Il est vrai que les coupables d’actes homophobes savent qui « est » homosexuel, sans que la moindre manifestation d’une pratique homosexuelle, comme un baiser, ou un geste affectif n’ait été montrée.
Cette opposition idéaliste est absolument ridicule, elle ne tient pas la route en pratique. De plus, c’est là un reniement complet de la tradition scientifique progressiste que représente le matérialisme: « les humains sont ce qu’ils font. ». Un musulman est donc quelqu’un qui croit et pratique la religion islamique. Attaquer un musulman dans la rue est donc attaquer quelqu’un pour ce qu’il fait. Les idéologies ne descendant pas dans la rue ce sont bien nos compatriotes musulmans que Pena-Ruiz désigne. Et c’est bien sur des individus que l’islamophobie s’abat. Si lui ne les attaque pas, il les livre à la vindicte, et d’autre moins « érudits » s’en chargeront pour lui. D’ailleurs pour montrer que l’islamophobie désigne bien une violence physique, il suffit de taper cathophobe sur Google pour comprendre que le concept renvoie également à l’atteinte aux personnes catholiques, et non pas à la critique de l’obscurantisme chrétien… Cette intervention de M. Pena-Ruiz dans le climat compliqué que vivent les classes populaires françaises est extrêmement désinvolte et pour tout dire, indigne.
Néanmoins il serait erroné de penser que cela ne représente qu’une maladresse. Nous avons pris soin d’attendre une semaine pour savoir si Pena-Ruiz reviendrait sur ses propos, il persiste et signe. Preuve en est que cette utilisation offensive et offensante de la laïcité n’est pas une anecdote.
La laïcité : un combat politique, non religieux
Un rappel historique est nécessaire. La loi de 1905 consacre plus d’un siècle de perte d’hégémonie du christianisme en France sur le pouvoir politique. Au début du siècle, le bloc des gauches et son gouvernement de « défense républicaine » alors au pouvoir, d’abord avec Waldeck-Rousseau ensuite avec Combes, subit une pression sociale (et donc socialiste) de plus en plus forte. La stratégie du bloc des gauches sera simple, pour maintenir la colère loin de la bourgeoisie et de la lutte des classes, faire diversion sur l’Eglise Notons au passage que cette manœuvre avait déjà été utilisée avec succès par Jules Ferry et ses « hussards noirs de la République ». Tout cela en prétendant la République en danger ! Le cynisme de ces conservateurs « républicains » ira jusqu’à porter Gallifet, un massacreur de communards, à la tête des armées.
La France à l’époque vit sous le concordat de 1801, organisant une forme d’entente étroite entre l’autorité politique française et le Vatican. C’est cette alliance qui sera définitivement rompue avec les lois sur la laïcité de 1905. Avec ce divorce houleux, la France populaire étant encore très pratiquante, la gauche anticléricale a parfaitement détourné la colère sociale contre les curés au début du XXème siècle. Que l’on soit clair, il n’est pas question de remettre en causes ces lois de séparation, elles étaient nécessaires, Jaurès en témoigne. Mais nous faire croire que ces questions à l’époque étaient indépendantes du contexte social est totalement fallacieux mais également impossible.
Ce rapide exposé nous permet de comprendre la situation dans laquelle nous nous trouvons. Alors que les parallèles avec les années 30 fleurissent pour décrire notre situation contemporaine, nous pensons, au M17, qu’ils ne sont pas efficients. Le parallèle avec la période précédemment citée nous parait plus adéquat. « Défense de la république », « menace de la religion », « pression sociale », « conservatisme libéral économique », la comparaison est évidente.
Le retour du « républicanisme »
La crise est profonde en France aujourd’hui, et dure depuis plusieurs années. Avec les gilets jaunes elle semble au maximum, comme en 1900. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la colère sociale tend à être déviée sur des question culturelles, au nom de la « République en danger ». Ces manifestations trouvent leur débouchée dans l’islamophobie. Comme l’anticléricalisme à l’époque, alors au plus haut et de manière tout aussi immonde (rappelons, de 1900 à 1904, la fameuse « affaire des fiches » ou il s’agissait de ficher les pratiques confessionnelles !). Tout cela nous donne le vrai climat de cette époque similaire au nôtre aujourd’hui. L’anticléricalisme n’était alors pas simplement une « critique » de l’Eglise, il traduisait également des pratiques, des violences envers des personnes, tout cela afin de maintenir l’ordre social en place et la division bourgeois / prolétaire.
Libre à la gauche d’idéaliser son histoire de la troisième République, République bourgeoise par excellence qui nous le savons plonge ses racines dans le sang des communards et termine dans le déshonneur de Vichy. Libre à Pena-Ruiz de passer sous silence, la laïcité concrète. Libre à la gauche de ne pas voir que la critique des religions, et surtout de l’Islam est un sport national. Libre enfin à la gauche « Républicaine » de ne pas comprendre que les religions sont désormais majoritairement de l’ordre du privé, et que leur attachement au fétiche « laïcité » ressemble de plus en plus à une religion d’Etat.
On ne nous rejouera pas ce coup-là une fois de plus. D’autant que nos compatriotes et camarades musulmans ne sont pas les représentants de l’ancienne religion toute puissante en France, contrairement à 1905, ou l’argument de la vengeance pouvait tenir.
L’islamophobie française, une continuité depuis le début des années 2000.
D’abord discours néoconservateur porté par les USA après le 11 septembre, ce prisme de la guerre des civilisations, explique les vingt dernières années en France : la loi de 2004, Sarkozy, Valls, et bien évidemment la mascarade, « je suis Charlie ». Dans un pays de liberté d’expression, il nous a été obligé de nous prosterner devant un journal qui n’est qu’un torchon minable. Cet acte n’était pas un simple recueillement sur des victimes d’un attentat horrible mais bien une « messe laïque », très bien décrite par Emmanuel Todd. Il va de soi que tout aussi médiocre que nous jugeons Charlie hebdo, le meurtre de la rédaction est un acte abject, d’une violence absolue et que rien, nous insistons, absolument rien ne saurait justifier. Précision faite, il n’empêche que ce moment tragique ne transforme pas ce journal en idole, et que l’utilisation de cet acte pour clore les débats et légitimer une idéologie ségrégationniste comme Pena-Ruiz tend à le faire est vraiment obscène. Car c’est bien un ségrégationnisme qui se prépare par la mise à l’écart des musulmans en France.
Ce qui est caractéristique aujourd’hui, est que ce combat culturel est devenu hégémonique à gauche. Pas une gauche centriste, mais une gauche soi-disant « radicale » dont France Insoumise représente la face émergée – preuve que l’islam dans ce pays est aujourd’hui devenu le repoussoir de toute la classe politique.
Le signifiant gauche est devenu totalement conservateur
Comme en 1900, avec le bloc des gauches, nous comprenons maintenant que ce terme de « gauche », sert les intérêts les plus républicains et conservateurs, parce qu’incapable de porter une perspective émancipatrice. Ce cynisme n’est pas nouveau, la gauche se servait des musulmans et de la lutte antiraciste pour légitimer ses transformations néo libérales dans les années 80. Elles les accusent de tous les maux inverses aujourd’hui : homophobie, sexisme, racisme… Pendant la période néolibérale, elle déniait à la classe ouvrière le droit de se plaindre des problématiques de chômage et de précarité croissante, les abandonnant à la démagogie du Front National et à sa lecture identitaire. Elle fait de même avec les quartiers populaires, leur déniant le sentiment profond de l’exclusion qu’ils subissent pour la simple pratique de leur religion. C’est infâme. Ce n’est qu’une fois de plus le masque d’un renoncement total à toute critique de l’ordre social économique capitaliste.
Un échiquier politique dépassé.
Le M17 s’est formé à partir de gilets jaunes qui ont reconnu lors de ces évènements le retour revigorant des questions sociales.
Les gilets jaunes ont reçus l’anathème « d’anti-républicains », voire même de fascistes, c’est pourquoi nous tenons à nous solidariser avec nos compatriotes musulmans également désignés comme ennemis de la République
Nous le disons sereinement, la religion en France est un problème inexistant et il en est de même de la pratique de l’islam (notons que les théocraties dans le monde sont de plus minoritaires et que, dans les pays du Maghreb, la gestion religieuse s’apparente plus au concordat, le pouvoir politique contrôlant le pouvoir religieux). Face à une extrême-droite toujours plus réactionnaire et à une droite violemment conservatrice, la gauche n’est plus un signifiant capable d’assurer les moindres perspectives de dépassement des contradictions capitalistes. Il faut l’admettre, tout chez elle est passéiste, défensif, conservateur, et dans certains cas, de plus en plus nombreux, réactionnaire comme l’illustre “l’affaire” Pena-Ruiz . A vouloir ne pas laisser certaines idées à l’extrême-droite, elle a fini par ne pas laisser les idées d’extrême-droite à l’extrême droite ! Voilà ce que sont les combats anti-religieux, ce sont des combats identitaires. Cette clé de compréhension du monde social est une clé conservatrice, peu importe les identités mises en jeu (race, sexualité, genre), peu importe d’où proviennent ces discours (extrême-gauche, extrême-droite), ils profitent à la bourgeoisie. Pour nous, une fois de plus, ce sont des artifices pour travestir les luttes sociales sous des masques culturels et identitaires tant il est évident que lorsque l’on vous attaque sur votre foi cela rend la question sociale secondaire. La bourgeoisie le sait très bien, ayant avec elle l’expérience des siècles passés.
Une Résistance au libéralisme passe par une intransigeance face à l’islamophobie
Nous savons désormais à quoi nous faisons face. La lutte contre l’ordre économique destructeur de l’humanité et de la planète est une lutte qui sera gagnée sur le terrain des rapports de production. C’est-à-dire : par la lutte des classes. Afin d’être parfaitement efficient, il nous faut nous détourner de toutes les luttes identitaires et culturelles vers lesquelles la bourgeoisie et ses penseurs tentent de nous emmener. Néanmoins, il ne faut pas faire de l’économisme vulgaire et nier que l’islamophobie, en l’occurrence, mais également l’homophobie, le sexisme, et le racisme, sont des réalités concrètes. Elles sont simplement surdéterminées et instrumentalisées par le capitalisme. Il nous faut désormais rebâtir une force unitaire et cohérente capable de renverser l’ordre en place. En dehors des partis et de leur agencement parlementaire, il y a désormais en France des énergies et ingénieries nouvelles dans les quartiers populaires, depuis les gilets jaunes, etc. Tout cela doit servir aujourd’hui et demain à construire une perspective émancipatrice et véritablement progressiste.
A ce titre nous concluons, qu’afin de démasquer l’exploitation et le cynisme de la bourgeoisie, la lutte contre l’islamophobie est prioritaire !